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La 9e Nuit du Bien Commun : le gala caritatif sous protection policière

À l’évidence, la fête est gâchée. La 9e Nuit du Bien Commun devait être joyeuse, elle s’est déroulée sous haute tension. Ce jeudi 4 décembre, aux Folies Bergère à Paris, entre paillettes, levées de dons et slogans anti-fascistes, l’édition 2025 de cet événement a en effet cristallisé une fracture qui traverse aujourd’hui le secteur de l’intérêt général : les budgets sont à néant, mais les besoins sont béants. Faut-il pour autant chercher des financements associatifs n’importe où, aveuglément, et quoi qu’il en coûte ?

Ce jeudi 4 décembre, donc, des centaines de personnes sont rassemblées autour des Folies Bergère pour dénoncer ce qu’elles qualifient de « blanchiment philanthropique » d’un projet politique conservateur. Des slogans hostiles au milliardaire Pierre-Édouard Stérin ont été scandés toute la soirée : le fondateur de cet événement caritatif ne masque pas, en effet, son soutien au projet politique de l’extrême-droite française à un an de l’élection présidentielle.

Une soirée parisienne sous protection policière

À l’intérieur des Folies Bergères sous protection policière, le rituel est immuable : trois minutes de pitch par association, objectifs de dons affichés sur écran géant, suspense orchestré par le commissaire-priseur Maître Rouillac, ovations du public à chaque palier franchi. Pour les organisateurs, le message est clair : la Nuit du Bien Commun reste un événement “apolitique”, uniquement tourné vers l’efficacité du don. 

Sauf que cette pseudo neutralité est largement contestée. Cette année, le gala caritatif était retransmis pour la première fois en direct sur CNews Prime, la chaîne détenue par un autre milliardaire, Vincent Bolloré… qui est aussi propriétaire de Lagardère SCA, et donc des Folies Bergères. La passerelles idéologiques sont évidentes, ils ne s’en cachent même pas.

Bordeaux, Lyon, Nantes : la polémique gagne les régions

Et la tension ne se limite pas à Paris. À Bordeaux, une association venant en aide à des enfants hospitalisés a récemment renoncé à participer à la Nuit du Bien Commun après avoir reçu des mails de menaces l’avertissant qu’elle serait publiquement présentée comme « soutien de l’extrême droite » si elle maintenait sa présence. Un chantage qui n’a pas forcément bonne presse.

À Lyon, une conférence de presse a également dénoncé les enjeux politiques de ces soirées, pendant qu’à Nantes, en juin dernier, un important dispositif préfectoral avait été déployé autour du centre des congrès pour prévenir tout débordement lors du gala.

Dans plusieurs villes, élus de gauche, syndicats et collectifs citoyens s’opposent désormais ouvertement à l’accueil de l’événement dans des équipements publics. Leur argument est récurrent : on ne peut pas dissocier l’outil philanthropique de l’idéologie de certains de ses fondateurs et financeurs historiques.

Le cœur de la polémique : Pierre-Édouard Stérin et le projet Périclès

Le nom de Pierre-Édouard Stérin revient inlassablement dans le débat. Révélé au grand public par ses tentatives de rachat de médias et surtout par le projet Périclès, dévoilé par L’Humanité en 2024, le milliardaire a annoncé vouloir investir 150 millions d’euros sur dix ans pour soutenir une « bataille culturelle et électorale » conservatrice et identitaire.

Officiellement, Stérin n’est plus membre de l’équipe dirigeante de la Nuit du Bien Commun, comme nous l’avions déjà écrit sur Mediatico. L’organisation affirme qu’il s’est retiré de la gouvernance. Mais ce retrait, jugé « cosmétique » par ses opposants, ne dissipe pas les soupçons. Plusieurs éléments alimentent la défiance : la persistance de liens financiers indirects ; la coexistence de plusieurs structures portant le nom de « Bien Commun » ; et désormais la diffusion de la soirée parisienne sur CNews, média qui sert de caisse de résonance aux thèses de l’extrême droite.

Pour ses détracteurs, la philanthropie est devenue un outil d’influence politique, un cheval de Troie idéologique sous couvert d’intérêt général.

Les associations, premières prises en étau

Au cœur de la tempête, ce sont avant tout les associations lauréates qui se retrouvent piégées. Beaucoup témoignent de leur malaise : comment refuser des financements privés à l’heure où les subventions publiques se raréfient massivement ? En ce 4 décembre 2025, 12 associations sont venues chercher des fonds pour financer leurs projets pour l’année prochaine. Depuis sa création en 2017, la Nuit du Bien Commun revendique 35 600 participants, 28 millions d’euros de dons levés et 560 projets soutenus. Comment ne pas les comprendre ?

Une récente étude relayée par le Mouvement Associatif rappelle que 69 % des associations employeuses jugent leurs fonds propres fragiles ou inexistants. Dans ce contexte, renoncer à une levée de fonds de 30 000, 40 000 ou 100 000 euros relève du luxe impossible.

Certaines associations défendent même publiquement la Nuit du Bien Commun. Dans une tribune collective, dont on ne connaît toutefois pas les conditions de signature, plusieurs associations lauréates affirment n’avoir « jamais reçu la moindre consigne idéologique, politique ou confessionnelle » lors de leur candidature, et rejettent toute lecture partisane de leur participation. Pour elles, le débat se trompe de cible : ce sont les projets sociaux, médico-sociaux, éducatifs ou environnementaux qui risquent d’être pénalisés par la polémique.

Mais pour les opposants, l’argument financier ne saurait justifier une instrumentalisation symbolique de l’action associative à des fins d’influence culturelle. Nos confrères du Huffington Post viennent de publier une vidéo qui révèle la surprise de certains dirigeants associatifs à l’ouverture de la soirée de gala (voir la vidéo du HuffPost)

Neutralité philanthropique : mythe ou réalité ?

Or, c’est bien là que se cristallise le débat. La philanthropie peut-elle être neutre lorsqu’elle est structurée par des acteurs aux engagements politiques affirmés, dont l’idéologie stigmatise et fracture la société française alors que l’objectif des associations est de la réparer ? L’argent, comme le rappellent plusieurs chercheurs et responsables associatifs, n’est jamais totalement neutre : il façonne des réseaux, des représentations, des légitimités publiques.

À ce stade, la Nuit du Bien Commun n’est plus seulement un événement caritatif. Elle est devenue le symbole d’un affrontement entre deux conceptions du « bien commun » : l’une, ancrée dans une tradition de solidarité publique, de redistribution et d’universalité ; l’autre, revendiquant une charité privée, assumée, parfois explicitement conservatrice dans ses références culturelles et spirituelles.

L’édition parisienne 2025 de la Nuit du Bien Commun marque sans doute un tournant. Jamais la contestation n’avait atteint un tel niveau de visibilité nationale. Jamais non plus, les organisateurs n’avaient autant communiqué sur leur retrait politique supposé. 

Mais nul doute qu’ils affûtent déjà leur plan de bataille pour l’année prochaine. La Nuit du Bien Commun célébrera alors ses 10 ans. Un anniversaire que les organisateurs ne peuvent pas se permettre de rater. Surtout à moins d’un an de l’élection présidentielle.

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