Un haut bâtiment entouré de champs de blé et d’orge se dresse au milieu d’une plaine sans charme dans une petite ville du Bihar, l’état le plus pauvre d’Inde. Les élèves, en uniforme, se dépêchent de monter les escaliers pour rejoindre leur classe nous faisant un grand sourire au passage, tantôt curieux, tantôt surpris. Nos deux guides, Angeli et Prem, nous disent de venir les voir dans leur classe. Le directeur de l’école, Ravi, nous conduit de salle en salle pour saluer les élèves. Une vingtaine d’élèves par classe, par niveau et parfois avec des âges différents selon leur niveau, les filles d’un côté les garçons de l’autre.
Nombreux parmi eux nous disent que leur matière préférée, ce sont les sciences : l’une veut devenir médecin, l’autre biologiste, un autre nous dit qu’il aime la science car c’est concret, ça explique des choses qu’il voit autour de lui. Shanti India School accueille plus de 700 élèves issus des milieux pauvres de Bodh-Gayâ dans le Bihar. La direction doit refuser des enfants par manque de moyens pour le moment : même les familles plus aisées veulent venir ici pour la qualité de l’éducation, bien meilleure que celles des écoles publiques de l’Etat.
En parallèle il y a ce qu’on lit dans la presse européenne sur l’éducation en Inde. Les récentes modifications apportées au programme et aux manuels, drastiquement réduits suite au COVID-19, ne sont qu’un exemple parmi tant d’autres d’une politique éducative du gouvernement qui affaiblit l’école publique.
Nous avons pu observer que, malgré le “Right to Education Act” de 2009 rendant l’école obligatoire en Inde, le système d’éducation publique, en théorie accessible, reste fragile. Deux ans de fermeture pendant la pandémie l’ont encore affaibli et ont ouvert la voie à des dérives idéologiques, déguisées derrière une volonté de réforme.
Face à cela, des entrepreneurs et des innovateurs refusent l’état de fait et se retroussent les manches, parfois depuis 10-15 ans. Ils imaginent des modèles d’éducation et d’enseignement en phase avec les enjeux de notre temps et avec la réalité des écosystèmes et cultures de leurs élèves.
En allant à leur rencontre pendant 5 mois, nous avons voulu décentrer notre regard et questionner nos pratiques en tant que professionnels de l’enseignement. Nous avons eu la chance d’échanger avec des hommes et des femmes qui réinventent l’éducation du Ladakh au Bengale occidental, en passant par le Bihar et le Rajasthan.
Vu d’Europe, on se dit a priori que la comparaison avec notre système éducatif n’est pas aisée et on imagine mal ce que les modèles indiens auraient à nous apprendre. Les besoins en matière d’éducation sont, en partie, différents de ceux que l’on rencontre en Europe et pourtant de nombreuses pratiques, questionnements et innovations ont fait écho à notre travail en France. A l’inverse, les différences que nous avons parfois notées ont été de grandes sources d’inspiration pour nous.
Si nous ne devions avoir qu’un seul objectif avec ces articles sur l’éducation en Inde, ce serait de vous surprendre par la richesse des initiatives indiennes et les apprentissages et observations qui peuvent éclairer différemment nos propres réflexions européennes.
Comprendre le contexte éducatif en Inde : dans quel terreau les entrepreneurs innovent-ils ?
Les entrepreneurs que nous avons rencontrés s’attellent à pallier les déficiences du système d’éducation public et proposent le plus souvent des espaces d’apprentissage innovants à trois titres :
- D’abord, améliorer et compléter le contenu des enseignements pour qu’il soit plus en phase avec les besoins des enfants/étudiants et l’environnement dans lequel ils vivent,
- D’autre part, les aider à devenir des citoyens engagés et conscients des enjeux du monde qui les entourent,
- enfin, développer l’autonomie des jeunes pour leur permettre de s’orienter comme ils le souhaitent, indépendamment des injonctions parentales et sociétales,
Ce dernier point est un critère saillant des projets rencontrés. Le système éducatif, et notamment l’enseignement supérieur, est très déceptif pour les Indiens qui sont globalement sur-diplômés par rapport aux postes disponibles sur le marché du travail, ce qui nourrit aussi un fort exode rural. Mais paradoxalement, de nombreux témoignages nous signalent que beaucoup d’Indiens diplômés ne sont pas non formés correctement par rapport à leur niveau supposé de diplôme ou aux besoins du marché du travail.
Certains étudiants ou professionnels de l’éducation pointent que le taux d’alphabétisation et le taux de scolarisation élevé (notamment atteint grâce au Right to Education Act de 2009) cachent un faible niveau d’éducation d’un point de vue des compétences fondamentales. La Chambre du Commerce et de l’Industrie de l’Inde rapporte que seulement 20% des 5 millions d’étudiants diplômés chaque année trouve un emploi en Inde[1].
Cette statistique est par ailleurs corroborée par le « India Skills Report » qui évalue à 46% la proportion d’étudiants Indiens employables sur le marché du travail. De nombreux témoignages dans les écoles et parmi les étudiants soulignent un problème principal de pédagogie : les élèves sont encouragés à apprendre leurs cours par cœur, et les examens se résument finalement à recracher ce qui a été appris. Même les milieux professionnels dénoncent une inadéquation forte entre ce qui est enseigné en classe et ce qui importe comme compétences dans le monde du travail.
Dès lors, une pratique extrêmement courante en Inde est de se présenter aux concours de la fonction publique même si l’on est surdiplômé pour le poste. En 2018, le concours des chemins de fers a ainsi dû gérer 19 millions de candidats pour 63 000 postes et début 2022, à la faveur de la pandémie qui renforce la quête de stabilité d’un emploi salarié[2], 35 000 postes ouverts ont attiré 12,5 millions de candidats[3].
Beaucoup des candidats ont un master alors que seul le niveau baccalauréat est requis pour présenter ce concours mais certains renoncent même aux études universitaires et investissent toutes leurs économies dans des classes préparatoires pour les examens de la fonction publique. Pendant notre voyage, nous croisons régulièrement ces jeunes qui cherchent désespérément un emploi et qui voyage pour cela à l’autre bout du pays dans des trains bondés : les périodes de concours de la fonction publique rendent la réservation d’un billet de train très difficile et nous apprenons à anticiper nos déplacements… Mais même ce filon est incertain : dans de nombreux services, les départs à la retraite sont de moins en moins remplacés et paradoxalement, au global, plus de 900 000 postes de fonctionnaires sont vacants mais non ouverts. En cause notamment, le recours croissant à des prestataires externes proposant des agents sous contrat.
Dans ce contexte, de nombreuses alternatives associatives ou entrepreneuriales prônent des approches différentes voire radicales pour permettre aux jeunes de bénéficier d’une éducation qui leur permettent réellement d’acquérir des compétences et une autonomie en tant que citoyen et que travailleur. Le focus n’est pas toujours l’emploi mais la plupart ont à cœur de proposer des opportunités locales aux jeunes de leur territoire ou de les aider à les créer.