Vous manquez d’un cadeau pour Noël ? Offrez donc « Le Matrimoine », l’ouvrage de Scarlett Wilson-Courvoisier, sous-titré « Ce que nous ont transmis les pionnières de l’économie sociale et solidaire ». Invitée cette semaine sur le plateau de Mediatico, en compagnie d’Elisa Braley (vidéo intégrale ci-dessous), ces deux femmes nous font une proposition : Et si l’économie sociale et solidaire regardait enfin son histoire en face ?
Pas seulement l’histoire que l’on raconte depuis deux siècles, héritée du mouvement ouvrier du XIXe siècle, très largement masculine. Non, plutôt l’histoire que l’on a laissée dans l’ombre : celle des femmes, à qui nous devons une large part de l’économie sociale et solidaire d’aujourd’hui. C’est tout l’enjeu de cet ouvrage monumental, « Le Matrimoine », qui retrace en deux volumes, de 1830 à 1999, près de 170 ans d’engagement féminin au cœur de l’ESS. Autant dire deux siècles, au jour d’aujourd’hui.
99 femmes, pionnières et militantes
À travers 99 portraits de pionnières, de militantes, de dirigeantes, d’éducatrices et de bâtisseuses d’institutions, ce livre ne se contente pas de combler un vide historiographique. Il pose une question politique brûlante : comment un mouvement qui se réclame de l’égalité, de la solidarité et de l’émancipation a-t-il pu invisibiliser celles qui l’ont façonné ?
Pourquoi 99 femmes ? « Le hasard », répond Scarlett Wilson Courvoisier. Mais aussi, peut-être, une invitation à poursuivre son travail. Émancipatrices de 1848, communardes, syndicalistes, mutualistes, résistantes, éducatrices, sous-ministresses du Front populaire, fondatrices d’écoles, de journaux, de coopératives ou de structures de soins : les femmes ont été partout. Mais rarement reconnues.
Le parcours de Scarlett Wilson Courvoisier épouse étroitement l’histoire contemporaine de l’économie sociale et solidaire. En 1976, elle rejoint le cabinet de Michel Rocard, ministre du Plan et de l’Aménagement du territoire, et participe à la création de la délégation interministérielle à l’économie sociale. Elle sera ensuite cheffe de cabinet du maire de Châtenay-Malabry, conseillère auprès du secrétaire d’État chargé de l’économie sociale Tony Dreyfus, entre 1988 et 1991. Puis elle poursuit son engagement dans de grandes institutions de l’ESS, ainsi qu’à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, où elle enseigne les politiques publiques sociales en lien avec l’ESS. Son cours est aujourd’hui assuré par Elisa Braley.
170 ans d’histoire : un matrimoine enfin nommé
Naturellement, notre émission ESS On Air questionne la période choisie dans l’ouvrage. Pourquoi commencer en 1830 ? Parce que c’est à cette date qu’apparaît pour la première fois l’expression économie sociale, dans un traité de Charles Dunoyer, et parce que les grandes effervescences intellectuelles, politiques et sociales du XIXᵉ siècle voient éclore de nouveaux courants — associationnistes, mutualistes, coopératifs — dans lesquels les femmes sont déjà à l’œuvre.
Pourquoi s’arrêter en 1999 ? Parce que cette année marque l’inscription constitutionnelle de la parité femmes-hommes en politique. Un symbole certes tardif, mais fort, au regard de l’ampleur des combats menés depuis près de deux siècles.
« Nous vivons dans une société profondément patriarcale, et l’ESS n’y a pas échappé », rappelle Scarlett Wilson Courvoisier. Même dans un mouvement fondé sur les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité, l’“homme universel” s’est imposé comme norme implicite, reléguant les femmes à l’arrière-plan, y compris dans les récits officiels. Jusqu’ici, l’histoire de l’ESS a été racontée presque exclusivement par et pour des hommes. Jean-François Draperi, dans la préface, parle sans détour d’une injustice réparée grâce à cet ouvrage.
Une galerie de visages pour penser l’avenir
Pour Elisa Braley, membre du Conseil supérieur de l’ESS et ancienne présidente de sa commission Égalité femmes-hommes, ce livre est bien plus qu’un hommage : « Ces 200 ans d’histoire permettent de nourrir le présent et d’éclairer l’avenir de l’ESS. Ces femmes ont inventé des modes d’entreprendre, de résister et d’éduquer qui sont d’une actualité saisissante. »
Éducation populaire, autonomie économique, innovation sociale, démocratie, gouvernance partagée : nombre des chantiers actuels de l’ESS trouvent leurs racines dans ces parcours féminins, souvent méconnus. L’exemple de Marie Moret, éducatrice au Familistère de Guise dès les années 1870, illustre cette capacité à penser la transformation sociale sur le long terme, bien avant que ces sujets ne deviennent centraux.
ESS, budgets publics et inégalités : un combat toujours actuel
L’ouvrage résonne aussi avec l’actualité la plus brûlante. Alors que les projets de lois de finances fragilisent fortement les secteurs de l’autonomie, de la petite enfance, du soin, du social ou de l’éducation populaire — secteurs largement portés par l’ESS et majoritairement féminisés — la question de l’égalité femmes-hommes redevient centrale.
Aujourd’hui encore, 69 % des salariés de l’ESS sont des femmes, mais seules 37 % accèdent à des postes de présidence. Un décalage qui révèle des freins persistants : cooptation, entre-soi, déni, autocensure, absence de rôles modèles. Le matrimoine agit ici comme un antidote au déni : non, les femmes n’ont jamais été absentes. Elles ont simplement été effacées.
Un livre politique, à lire et à offrir
Relier le combat des femmes de l’ESS à celui des femmes privées de leurs droits fondamentaux ailleurs dans le monde — en Afghanistan, en Iran ou ailleurs — n’est pas un effet de style. Pour Scarlett Wilson Courvoisier, il existe une continuité entre les violences extrêmes et les inégalités plus insidieuses : « Les droits ne sont jamais définitivement acquis. La vigilance est permanente. »
Ce livre rappelle que l’ESS s’est toujours construite contre des rapports de domination, en tension permanente avec les pouvoirs en place, oscillant entre reconnaissance, instrumentalisation et répression. Que les femmes y ont joué un rôle décisif, souvent au prix d’un courage hors norme. Car ce matrimoine n’est pas un héritage figé. C’est une force vive, un réservoir d’inspiration, un appel à l’action.« Le Matrimoine – Ce que nous ont transmis les pionnières de l’économie sociale et solidaire », de Scarlett Wilson Courvoisier, Éditions Campus ouvert.
Un ouvrage à lire, et aussi à offrir.


