Cent vingt ans. C’est l’âge d’une loi qui continue de faire débat. D’être instrumentalisée, parfois dévoyée, souvent mal comprise jusque dans l’économie sociale et solidaire. La loi du 9 décembre 1905 pourtant, dite loi de séparation des Églises et de l’État, n’est ni une loi contre les religions, ni une loi d’effacement de la spiritualité dans l’espace social. Elle est, au contraire, une loi d’émancipation et de respect : respect de toutes les convictions, croyantes comme non-croyantes. Garantie pour chacune d’elles de pouvoir exister côte à côte, sans privilège, ni domination de l’une sur l’autre, ni de l’Etat sur l’une d’entre elles. Parce que la foi est une affaire personnelle. Et que nul ne saurait l’imposer, ni la dénier à autrui.
Hélas, l’actualité nous y ramène avec force : durant les fêtes de fin d’année, les haines ne sont jamais très loin, prétendument religieuses mais toujours l’oeuvre du terrorisme. L’émotion mondiale est aujourd’hui immense, après l’attaque antisémite de Bondi Beach à Sydney ce dimanche, au premier jour des fêtes juives de Hanoukka. En Allemagne, un attentat à la voiture-bélier contre un marché de Noël a été déjoué vendredi dernier. En France, le ministre de l’Intérieur a donné ses consignes pour que les fêtes religieuses se déroulent sous haute sécurité, comme ce dimanche à Paris ou à Marseille, où la communauté juive était réunie. Les fondements de la loi de 1905 doivent être protégés.
Le fait religieux : un non-dit, voire un impensé volontaire
Cette loi, l’économie sociale et solidaire pourrait la revendiquer comme boussole, car elle garantit la paix civile et le vivre ensemble. L’ESS est un espace de coopération, d’inclusion et de pluralisme, elle ne peut prospérer que sur un socle commun qui garantit à chacun sa dignité, indépendamment de ses convictions intimes. Mais, dans les structures de l’ESS comme dans toute la société française, le fait religieux est souvent un non-dit, voire un impensé volontaire.
Dans l’une de mes associations préférées, je me souviens d’une salariée qui décidait de porter le voile plusieurs semaines après son recrutement. Que de regards obliques parmi les usagers, de remarques blessantes souvent le dos tourné, et de questionnements au sein de la gouvernance. Qui témoignaient seulement d’une absence de dialogue, imposée par un tabou religieux trop fort dans notre société.
Au motif qu’elle est personnelle, la religion est en effet devenu taboue au point de n’en plus dire un mot. Alors même que les mots sont pacificateurs, alors même que la loi de 1905 transcende les différences, affirme la fraternité comme condition de la liberté et de l’égalité. Il est nécessaire de le rappeler : cette loi est apparue comme un souffle de libération et d’émancipation ! Elle fut le fruit d’une longue lutte des républicains — Jaurès, Briand, et tant d’autres — qui impose que l’État n’ait aucune religion officielle. Et que chacun, croyant ou non, puisse vivre sa foi sans domination.
Une histoire de combats et de résistances
Bien sûr, l’adoption de la loi de 1905 fut loin d’être linéaire. En dépit des résistances du clergé et de ses soutiens, la séparation fut votée par le Sénat le 6 décembre 1905, puis promulguée le 9 décembre par Émile Loubet. L’inventaire des biens de l’Église provoqua de vives réactions catholiques, et l’histoire de cette période montre combien l’équilibre entre liberté et autorité était fragile. De cette séparation de l’Église et de l’État, il nous reste aujourd’hui l’interdiction pour l’Etat de financer par exemple la réfection des clochers. D’où l’invention du Loto du patrimoine, ou encore le développement de la philanthropie qui sauva Notre-Dame, entre autres.
Tout comme l’économie sociale et solidaire, la laïcité est une idée moderne qui ne date pas d’aujourd’hui : elle est l’aboutissement d’un long chemin, parcouru depuis les guerres de religion du XVIᵉ siècle. La France chrétienne, divisée entre catholiques et protestants, devait trouver un socle commun pour transcender la violence et préserver l’unité du royaume. La loi de 1905 est la clé de voûte de cette construction historique. À l’heure où la jeunesse française conçoit les guerres de religion à l’aune de la guerre qu’Israël fait aux Palestiniens, il lui est peut-être surprenant d’apprendre que jadis la France s’entretuait entre chrétiens.
Laïcité : liberté, égalité, fraternité
C’est toute la force de la loi de 1905 : notre société change, mais la loi sur la laïcité reste parfaitement pertinente. Elle traverse le temps, comme une loi supérieure, au-dessus de nos croyances, au-dessus de nos options philosophiques, comme une loi commune qui permet de protéger tous les citoyens à égalité, et de garantir que le droit à la différence ne devienne jamais une différence de droits. La laïcité, c’est un espace de liberté pour croire ou ne pas croire, sans hiérarchie ni exclusion.
Mieux, cette loi est un rempart contre toutes les idéologies extrémistes : salafisme, nationalisme religieux, ultra-catholicisme d’extrême droite… Car toutes les formes de radicalisation menacent la paix civile, l’égalité républicaine et la démocratie.
En France, une forme de radicalisation nous guette, émanant de plusieurs milliardaires influents, comme Vincent Bolloré ou Pierre-Édouard Stérin, dont le rôle dans le financement, la médiatisation ou la structuration de courants catholiques ultra-conservateurs et de forces politiques d’extrême droite pose un immense défi à nos institutions républicaines. Leur sujet n’est en effet pas tant leur foi personnelle — qui relève de leur liberté la plus absolue — que l’utilisation de moyens économiques et médiatiques colossaux pour peser sur la démocratie et remettre en cause ses principes fondamentaux au nom d’une idéologie toute personnelle. La laïcité interdit la mainmise de toute idéologie religieuse sur la société. La République en est garante, par la force de ses institutions… que certains, pourtant, entendent défaire. Alors défendons notre République !
La laïcité incarnée, au service de l’ESS et de la République
Pour l’ESS, qui porte une ambition de transformation sociale, la laïcité n’est pas une option à l’heure des fractures sociales, des tensions identitaires et des replis communautaires : elle est la condition de la coopération et de l’inclusion. Pour l’ESS, la loi de 1905 est une boussole qui nous rappelle que le commun ne se construit pas contre les différences, mais au-dessus d’elles. La laïcité invite à faire société sans assigner, sans exclure, sans hiérarchiser.
Les associations ne peuvent pas fonctionner comme des laboratoires de transformation sociale sans cadre commun, sans respect égal de toutes les convictions. Les acteurs de terrain, qu’ils soient enseignants, médiateurs, associations, référents laïcité ou bénévoles comme dans l’association Coexister… jouent un rôle décisif pour protéger les libertés de chacun.e et éviter les basculements idéologiques.
Leur rôle est primordial. Mais leurs budgets disparaissent ! À l’heure où il cherche à faire des économies, l’État doit pourtant plus que jamais soutenir leur action de terrain. Car 120 ans après 1905, le combat de la laïcité n’a rien perdu de son actualité.


