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Intelligence artificielle : l’économie sociale et solidaire doit-elle avoir peur ?

« C’est à nous de mettre l’intelligence artificielle au service de l’humain » (Emmanuel Macron, France2 – 09/02/2025)

Durant deux jours, Paris accueille le gotha mondial de l’intelligence artificielle (IA) et je vois d’ici l’économie sociale et solidaire écarquiller les yeux. Tant de milliards de dollars sous la coupole du Grand Palais, à l’heure des restrictions budgétaires. Un concentré de consommation d’énergie, alors que le dérèglement climatique appelle à la frugalité. Un chambardement complet du monde du travail en perspective, que vont subir de plein fouet les précaires, les artistes, les différents, les autrement, les pas-dans-le-moule et les moins bien formés. Je parie sur 80% des actifs !

À raison, les débats éthiques et moraux s’entrechoquent, chez les intellectuels comme dans l’opinion publique, à propos de l’impact de l’IA sur la propriété intellectuelle, sur la démocratie, sur l’environnement, sur le chômage et même sur la capacité des humains à contrôler l’IA générative à long terme. Terminator n’est pas loin.

Pourtant, nous l’utilisons déjà, cette intelligence artificielle. Depuis deux ans, qui n’a pas tenté un « bonjour » sur ChatGPT, pour voir si le chat répondait quelque chose ? Ou, depuis deux jours, sur son équivalent français « Le Chat », développé par les trois chercheurs Arthur Mensch, Guillaume Lample et Timothée Lacroix, désormais consacrés héros européens ! Notez qu’au final, nul ne s’est fait dévorer par un félin. Résultat, 70% des professionnels utilisent l’IA dans le marketing, le conseil, la publicité, la santé, le juridique, la politique, le journalisme, les ressources humaines, les administrations publiques… Avec toujours un même espoir : plus de productivité !

L’IA face au Tribunal des générations futures de l’ESS

Voilà pourquoi l’économie sociale et solidaire s’inquiète. Car la productivité dans le social ou la culture n’a jamais été de bon augure. La solidarité n’a pas besoin d’économies d’échelle non plus. La transition écologique se passerait bien de la multiplication des data centers. Enfin, l’innovation sociale tournée vers l’avenir ne peut se satisfaire d’une IA nourrie par des données passées. Quant à la gouvernance démocratique, elle relève du difficile savoir-faire des relations humaines, que les algorithmes seuls ne remplaceront jamais. Et pourtant, l’IA est bien là. Beaucoup d’acteurs de l’ESS, d’ailleurs, l’utilisent déjà.

Pour ses 30 ans, le syndicat d’employeurs UDES avait organisé un Tribunal des générations futures sur l’intelligence artificielle, accusée d’être un danger pour les métiers de l’ESS. Dans ce débat fictif, organisé comme un procès par l’agence Usbek et Rica, les 300 participants ont débattu mi-octobre pour définir les menaces et les atouts de l’IA. 

Parmi les menaces, une accélération du travail déjà dense, une baisse possible des financements indexés sur le nombre d’heures affectées à une mission, ou la perte de contrôle des données hébergées à l’étranger. 

Parmi les atouts, le soutien de l’IA face aux demandes plus nombreuses des usagers, la fin de la barrière de la langue dont rêvent les acteurs de la solidarité internationale, ou encore la résorption de la fracture numérique puisque les humains peuvent à présent s’adresser aux machines sans apprendre un langage informatique. Qu’en penser ?

Jamais un algorithme ne regardera un être humain dans les yeux

Personnellement, je fais le pari que l’ESS n’a pas à redouter l’IA. L’économie sociale et solidaire se caractérise par des emplois locaux qui ne sont ni délocalisables, ni remplaçables : ils sont à très très haute valeur ajoutée, puisqu’ils consistent à s’occuper d’autres humains. Or, jamais un algorithme ne regardera un être humain dans les yeux. Ni ne ressentira d’émotion. Nous, si !

À l’inverse, l’IA va apporter une productivité déterminante à bien des métiers de l’ESS, permettant aux infirmières, aux éducateurs, aux stagiaires, aux trésoriers d’associations… d’avoir une meilleure visibilité sur leurs plannings, leurs budgets, leurs fiches projets ou leur stratégie pour les réseaux sociaux. Celles et ceux qui sont en première ligne sur les métiers d’humanité pourront se dégager du temps pour mieux se concentrer sur l’essentiel. A condition que les gains de productivité ne poussent pas à alourdir la charge de travail et que les personnels de l’ESS soient bien formés, c’est un enjeu de management. Vivement les entreprises apprenantes !

Des formations spécifiques sont déjà proposées pour l’ESS, comme celle du Social Good Accelerator (SOGA) qui propose de « Comprendre l’intelligence artificielle pour mieux gérer son organisation ». Une formation dédiée aux dirigeants et managers du secteur qui doivent prendre des décisions éclairées sur l’usage de l’IA, qui permet de découvrir comment l’IA peut automatiser certaines tâches, améliorer la prise de décision et renforcer la gestion des données. 

Une régulation nécessaire, portée par l’Europe

Reste le cas le plus épineux, celui de la culture et des métiers de la création. Après Hollywood, c’est à Paris – sommet international de l’IA oblige – que musiciens, écrivains, comédiens, cinéastes, traducteurs, auteurs, journalistes et autres professionnels de la culture ont publié un communiqué vendredi, signé par 38 organisations internationales représentatives du secteur, pour demander des garanties et des règles avant d’accélérer le développement de l’IA. Une régulation plus que jamais indispensable et urgente, à l’heure où les libertariens dérégulent à tour de bras de l’autre côté de l’Atlantique. 

Mais notons que ce n’est pas la créativité qui est menacée par l’IA, car elle est le propre des humains. C’est avant tout le pillage de la propriété intellectuelle des auteurs qui est en jeu. C’est donc le modèle économique sur lequel se construit le développement de l’IA, strictement déficitaire aujourd’hui, qu’il faut encadrer pour doter la planète d’une IA non pas prédatrice, mais éthique et responsable. 

C’est précisément le positionnement de l’Europe dans cette nouvelle compétition mondiale. Entre les deux géants américain et chinois, voici que l’Europe prône un modèle dIA open source (comme la Chine, mais pas comme les Etats-Unis), une régulation pour protéger l’identité culturelle, ou encore des garde fous contre une potentielle gabegie énergétique. Chat GPT consomme en effet dix fois plus qu’une recherche Google ! 

Quelques jours avant le Sommet de l’IA, l’École normale supérieure de Paris a annoncé la création d’un Observatoire mondial sur l’impact environnemental de l’intelligence artificielle (IA), un projet visant à promouvoir une utilisation durable de l’IA et à évaluer ses effets écologiques tout au long de son cycle de vie. Tout en rappelant que les IA énergivores peuvent aussi augmenter la résilience climatique en optimisant l’agriculture, les transports et la logistique, en créant des bâtiments plus intelligents, ou en inventant des systèmes d’alerte précoce face aux événements météorologiques extrêmes.

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