L’économie sociale et solidaire n’a plus le vent en poupe, à Bruxelles non plus. De façon totalement inattendue, la Commission européenne a en effet supprimé, le jeudi 1er mai 2025, son unité dédiée à l’économie sociale, qui figurait au sein de la Direction générale du marché intérieur, de l’industrie, de l’entrepreneuriat et des PME (DG GROW). De quoi déstabiliser toute l’économie sociale et solidaire européenne, qui bénéficiait depuis plus d’une décennie d’un appui structurant au sein de la Direction générale du marché intérieur.
Cette décision a dû prendre de court Eric Lombard lui-même, le ministre français de l’Économie et des Finances. Deux jours plus tôt, celui-ci avait clairement orienté les acteurs de l’ESS à se tourner vers des financements privés ET européens pour palier l’absence de fonds publics français, lors de la première Conférence des financeurs de l’ESS réunie à Bercy le 29 avril dernier (lire notre précédent édito).
À présent, le revirement de Bruxelles suscite de vives réactions dans l’ensemble du secteur de l’économie sociale et solidaire (ESS), aussi bien en France qu’à l’échelle européenne. « Cette décision aura des conséquences considérables : elle sape les progrès accomplis et freine les avancées futures dans cet écosystème crucial. Surtout, elle compromet les politiques économiques fondées sur les personnes et les besoins locaux », argumentent près de 250 experts de l’économie sociale de tous les pays d’Europe dans une tribune commune (lire la tribune), signée notamment par le CIRIEC France, ESS France, la CRESS Ile-de-France et le Labo de l’ESS.
À contre-courant des engagements européens récents
La décision de la Commission a été prise sans concertation avec le Groupe d’experts sur l’économie sociale et les entreprises sociales, regrette amèrement le GECES, pilier du dialogue entre la Commission européenne et les acteurs du secteur, exhortant la Commission à ne pas reléguer l’économie sociale, mais à continuer à la soutenir avec les expertises, les ressources organisationnelles et la visibilité nécessaires.
Alain Arnaud, président du CIRIEC France, ne mâche pas non plus ses mots dans son édito « Qui veut la peau de l’ESS ? » publié début mai : « Mais quelle mouche a piqué la Commission européenne et son vice-président Stéphane Séjourné pour avoir désengagé la DG Growth de l’économie sociale à compter du 1er mai 2025 ? Cette décision est incompréhensible et révèle a minima une méconnaissance complète de ce qu’est la réalité de l’économie sociale » (lire son édito).
Alain Arnaud s’interroge sur la volonté, désormais récurrente, de réduire l’ESS à une simple variable d’ajustement sociale, voire à un appendice des politiques d’emploi. Il dénonce le « pied de nez magistral fait à la précédente Commission » et la remise en cause implicite du Plan d’action européen pour l’économie sociale, adopté après plusieurs années de co-construction avec les acteurs de terrain.
Malgré les recommandations de l’ONU, de l’OCDE et de l’OIT
Le président du CIRIEC France pointe aussi l’incohérence flagrante avec les recommandations de l’ONU, de l’OCDE et de l’OIT, qui invitent les États à développer ce modèle pour répondre aux Objectifs de développement durable (ODD) : « À un moment où l’Europe a besoin de souveraineté industrielle mais aussi de cohésion sociale, ce n’est pas une bonne décision que de se priver d’un secteur qui promeut une autre manière de gérer l’économie, qui est résilient, et qui est aussi un allié puissant des politiques publiques », insiste-t-il à son tour.
Pour sa part, Social Economy Europe a pris la tête de l’alerte publique et coordonne les efforts de plaidoyer pour le maintien d’une gouvernance dédiée à l’économie sociale au sein des institutions européennes. Tous rappellent que l’économie sociale n’est ni marginale, ni accessoire, mais centrale dans les réponses aux défis sociaux, environnementaux et économiques de notre temps.
Un revirement à contretemps
À bien y réfléchir, le revirement de Bruxelles sur l’ESS intervient à contretemps à plusieurs titres. D’abord, parce que l’économie sociale représente un pilier majeur de l’économie européenne. Elle compte plus de 4 millions d’entreprises et organisations, elle emploie directement plus de 11 millions de personnes, et elle génère un chiffre d’affaires annuel d’environ 1 000 milliards d’euros – soit plus que le PIB de la Suisse.
Or, son modèle économique hybride et résilient, qui combine efficacité économique et finalité sociale et environnementale, est reconnu pour sa contribution à la cohésion sociale, à l’emploi local, à l’inclusion et à la transition écologique. Et sa gouvernance démocratique et la réinjection de ses excédents dans l’intérêt général en font un allié des politiques publiques.
À contretemps aussi, parce que le Conseil de l’Union européenne avait recommandé, en novembre 2023, aux États membres de se doter d’une stratégie nationale dédiée à l’économie sociale d’ici fin 2025. Ce signal fort, salué alors par le secteur, visait à faire de l’ESS un levier stratégique des transitions. La France avait prévu de remettre sa copie fin novembre à Bruxelles, comme l’a encore rappelé Eric Lombard le 29 avril. Mais pourquoi la France se précipiterait-elle à présent ?
À contretemps enfin, parce qu’à l’heure où l’Union européenne traverse une période de fortes turbulences – guerre aux portes de l’Europe, crise énergétique, montée des populismes – l’ESS incarne un espoir, un avenir plus désirable, une raison d’affronter les difficultés d’aujourd’hui pour construire demain une autre manière de faire de l’économie : au service des citoyens, des territoires et de la planète.
Une décision aux répercussions politiques
La disparition de l’unité stratégique dédiée à l’économie sociale au sein de la DG GROW entraîne la perte d’une expertise institutionnelle précieuse, alors même que les appels à projets européens (comme COSME) commencent à être annulés sans justification.
Certes, la commissaire européenne Roxana Mînzatu conserve un mandat proche de l’ESS. Mais en séparant désormais les dimensions économiques et sociales du secteur entre deux directions différentes (DG EMPL et DG GROW), la Commission fragilise sa capacité à concevoir des politiques cohérentes, à l’image de ce que permettait le Plan d’action pour l’économie sociale 2021-2030.
C’est donc aujourd’hui une certaine vision de l’Europe qui vacille. Une Europe fondée sur la démocratie économique, sur la relocalisation, sur l’ancrage territorial, sur la durabilité. Ce revirement sonne comme une volte-face, comme un recul majeur qui affaiblit la place de l’économie sociale dans les politiques industrielles et économiques de l’ensemble de l’Union.