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Conférence des financeurs de l’ESS : Bercy fait le pari de la finance privée

C’est une technique de communication bien connue des partisans de la concertation et de la co-construction de solutions : lorsque le décideur public n’y croit pas, il consulte, concerte, fait mine de co-construire… et tranche tel qu’il l’avait décidé au départ. Est-ce bien à quoi nous venons d’assister, lors de la toute première Conférence des financeurs de l’ESS qui s’est tenue à Bercy le 29 avril dernier, pourtant essentielle à l’heure de l’étranglement financier de nombreuses structures associatives ou coopératives ? Probablement, et voici pourquoi.

Saluons d’abord, pour ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain, la tenue de cette Conférence des financeurs de l’économie sociale et solidaire. Elle a été portée de longue date par Maxime Baduel, le délégué ministériel à l’ESS, qui voit là d’abord « un travail d’équipe ». Elle a été organisée au plus haut niveau de l’Etat, au coeur de Bercy. En présence du ministre de l’Économie et des Finances lui-même, Eric Lombard, et de la ministre déléguée au Commerce, à l’Artisanat, aux PME et à l’ESS, Véronique Louwagie. La symbolique est importante, reconnaissons-le. 

Bien sûr, les premières déclarations ont caressé les invités dans le sens du poil : « Mettre tout le monde autour de la table (et) l’ESS au même niveau que l’économie conventionnelle », selon Véronique Louwagie. « L’ESS est une économie moderne qui représente 10% du PIB et qui dispose d’une ministre (…) nous avons pour mission importante de développer cette forme d’économie », selon le ministre de l’Économie.

Le langage de vérité d’Eric Lombard

La liste des soixante invités est prometteuse : Bpifrance, la CG Scop, la plateforme Lita.co, la Mutualité française, l’association Les Canaux, Guarrigue, Biocoop, Habitat et Humanisme, BNP Paribas, l’UCPA, la Fédération bancaire française, Opération Milliard, France Générosités, Coop FR, France Assureurs, l’ADIE, l’UCPA, la DG Trésor, la foncière Bellevilles, la Banque des Territoires, la Banque européenne d’investissement… Tour de table impressionnant.

Mais l’optimisme a tourné court lorsqu’Eric Lombard a tenu ce langage de vérité : « Il est normal que les acteurs profitent de la Conférence des financeurs pour s’exprimer (…) mais la France fait face à un fort endettement, nous devons réduire le déficit, stabiliser l’économie, et l’ESS doit prendre sa part ». Encore ??? Pour l’ESS, la lune de miel a duré cinq minutes.

Eric Lombard prépare actuellement, rappelons-le, le budget de la France pour 2026. Le Premier ministre, François Bayrou, envisage même désormais un référendum pour faire valider par les Français une nouvelle salve d’économie budgétaires. Voilà qui lui éviterait, espère-t-il, une motion de censure face à des temps plus durs encore. Mais pour l’économie sociale et solidaire et ses budgets fragiles, à peine à l’équilibre quand ils ne sont pas déjà déficitaires, le prochain budget 2026 est une épée de Damoclès.

Des besoins très clairs exprimés par l’ESS

« Nous n’avons pas besoin de déclarations d’amour, mais de preuves d’amour », a répondu Claire Thoury, présidente du Mouvement associatif. Formule reprise dans la foulée par plusieurs intervenants, assortie de besoins exprimés très clairement : 

Durant plus de deux heures, les invités égrennent les constats du manque de financements pour des missions d’intérêt général ; les craintes majeures sur la pérennité des activités, des structures et des emplois ; la nécessité de restaurer la relation de confiance dégradée avec les pouvoirs publics. Mais à Bercy, sauver le budget de la France n’est pas négociable.

Dans ces conditions, à quoi sert cette première Conférence des financeurs ? Assurément, pas à débloquer un coup de pouce public exceptionnel de 85 millions d’euros, comme l’a décidé, exactement le même jour, un autre Comité des financeurs des politiques sociales, réuni pour sa part sous l’égide d’une autre ministre, Catherine Vautrin. Pas non plus, pour l’instant, à mettre en place une fiscalité avantageuse pour l’ESS : les caisses sont vides, on vous dit ! 

Quelle stratégie Bercy a-t-il en tête ?

Alors quoi !? Eric Lombard et Véronique Louwagie ont-ils convoqué une vraie-fausse réunion de consultation-co-construction des solutions ? Ils n’ont jamais parlé de concertation, admettons-le. Ont-ils orchestré une opération de communication pour mimer le dialogue multipartite face à la presse ? Elle n’est pas dupe, soyez-en sûrs. Nos ministres auraient-ils donc autre chose en tête ? J’en fais le pari.

Le ministre de l’Economie a en effet insisté sur les 16 milliards d’euros dépensés chaque année par l’Etat dans les politiques publiques couvertes par l’ESS. Bastien Sibille s’emporte : « L’Etat ne “donne” pas 16 milliards à l’ESS, il “paie” pour des missions d’intérêt général essentielles couvertes par l’ESS pour la société », décode le président de l’Opération Milliard. Ce qui est sûr, c’est que la base de négociation d’Eric Lombard est claire : l’Etat ne mettra pas plus d’argent dans l’ESS, puisque « l’ESS doit prendre sa part » des économies à venir. 

Il en sera de même pour les institutions publiques : Bpifrance, la Caisse des Dépôts, la Banque des territoires, la DG Trésor, la DGE… Le patron de Bercy est évidemment assuré de leur stratégie, elles feront selon le bon vouloir du ministre de l’Économie. 

Quant aux collectivités locales et régionales, elles feront leur possible. L’Association des Maires de France n’a étrangement pas été invitée à prendre la parole. Mais la représentante de Régions de France, Lynda Lahalle, l’assure : « L’ESS est un levier d’attractivité pour nos territoires, elle crée de la valeur ajoutée pour l’ensemble de notre tissu économique. Les régions ont intégré l’ESS dans leurs schémas de développement économique, elles resteront mobilisées malgré les restrictions budgétaires à venir ». Des restrictions budgétaires de l’Etat, qui frapperont évidemment les budgets des collectivités.

La finance privée comme recours de l’ESS

Alors d’où viendra l’argent dont l’ESS a besoin ? Refaisons donc le tour de table : la Conférence des financeurs accueille les banques françaises, les assureurs, la finance participative, la finance solidaire, les foncières solidaires, la philanthropie, les fondations, les mutuelles, les fonds d’investissement à impact… La crème de la finance privée française ! Et quelques bonnes fées extra-hexagonales comme l’OCDE, ou l’Europe via la BEI notamment. 

Quelques chiffres sont annoncés : la Caisse des Dépôts investit 550 millions d’euros par an dans l’économie sociale et solidaire. C’est moins que le montant des crédits accordés à l’ESS par un seul de nos grands réseaux bancaires privés spécialisés dans l’ESS. Et c’est presque autant que les 500 millions d’euros mobilisés par France Active et ses partenaires pour le secteur. En résumé, la Caisse des Dépôts pourrait faire plus. Heureusement, la finance privée prend le relais.

Le sort de l’ESS et du secteur associatif est-il entre les mains de la finance privée ? C’est l’idée que semble vouloir pousser Eric Lombard, sans doute sa seule option. Et c’est problématique car un euro d’argent public investi dans l’ESS entraîne traditionnellement deux à trois euros de financements privés en plus. Mais si elle se confirme, la vision du ministre de l’Economie ne serait pas si étonnante, quand on sait le crédit dont jouissent à ses yeux l’économie sociale, l’économie à impact et l’économie responsable.

Eric Lombard, le Green Deal, Novethic… et l’ESS

Rappelons en effet que c’est ce ministre de l’Économie qui a appelé début janvier à la « suspension » du devoir de vigilance des multinationales, qu’il voit plus comme un frein à la croissance que comme un investissement d’avenir. C’est lui aussi qui pousse, à Bruxelles, pour détricoter le Green Deal européen, plaidant pour une dérégulation massive des normes environnementales, comme le souhaitent les lobbies patronaux. C’est sous sa direction encore que la Caisse des Dépôts a décidé de démanteler Novethic, le média expert de l’économie durable et de la finance responsable, qui a fait un travail admirable depuis plus de quinze ans. 

Avec Eric Lombard à sa tête, Bercy ne sauvera pas l’ESS. Soit ! Mais, à tout le moins, l’ESS demande du respect, des décisions d’urgence et structurantes, et un calendrier d’action. Pour l’heure, le communiqué de Bercy affiche un incroyable calendrier de travail, à couper le souffle :

Et en décembre, ce sera Noël. En attendant, les associations sont dans un moment crucial de tension sur leurs modèles économiques et sur leur trésorerie, alors que leur apport est crucial pour notre société. L’économie sociale et solidaire dans son ensemble se voit à nouveau comme la « grande oubliée » de la politique économique de la France. Elle pèse 10% du PIB. Et 186.000 emplois y sont directement menacés.

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