Parmi les agents du ministère de l’Économie et des Finances, c’est la stupeur. Le gouvernement, via son propre ministère, vient de confier la gestion de la protection sociale complémentaire des 140 000 agents de Bercy non plus à leur mutuelle historique, mais à une start-up privée. Une décision qui scandalise Alain Arnaud, président du CIRIEC-France, ancien président de la Mutualité Fonction Publique, qui dénonce dans la lettre mensuelle du CIRIEC « un nouveau mauvais coup porté à la mutualité et à l’ESS ».
Depuis des décennies, la mutuelle des agents de Bercy – fondée, administrée et pilotée par les agents eux-mêmes – proposait une couverture santé complémentaire de haut niveau, solidaire, intergénérationnelle et très largement plébiscitée. Mais le ministère a décidé, dans des conditions jugées peu transparentes par les syndicats, d’écarter sa mutuelle actuelle au profit d’un acteur privé entré récemment sur le marché, au modèle économique radicalement différent : capitalisé, potentiellement lucratif, et partiellement financé par des fonds étrangers.
« On écarte une mutuelle solidaire pour faire la courte échelle à une start-up assurantielle qui entend capter le marché à des fins de rentabilité. C’est un signal catastrophique », s’émeut Alain Arnaud.
Une décision politiquement et socialement contestée
Cette décision soulève de nombreuses questions. D’abord sur le plan humain : près de 190 emplois sont directement menacés dans la mutuelle actuelle, qui perd son client historique. Ensuite sur le plan social : les retraités craignent de perdre l’accès à une couverture adaptée, alors même qu’ils en sont souvent les plus dépendants. Enfin, sur le plan syndical : les représentants du personnel dénoncent une décision « discrétionnaire, précipitée, en totale déconnexion avec les attentes des agents », et annoncent vouloir se mobiliser.
La dérive d’un système devenu ultra-concurrentiel
Ce n’est pas la première fois que la mutualité solidaire est mise à mal. Depuis vingt ans, le secteur subit une série de réformes qui l’ont fragilisé : fiscalisation progressive, directives européennes sur l’assurance, obligations de solvabilité comme pour des sociétés de capitaux, et généralisation des contrats collectifs imposés par les employeurs. « Le mouvement mutualiste a su s’adapter, se professionnaliser, se regrouper. Mais il paie un prix très lourd à cette normalisation », rappelle Alain Arnaud.
De nombreuses petites mutuelles de proximité ont déjà disparu, incapables de suivre la cadence réglementaire et économique, tantôt liquidées à la barre du tribunal de commerce, tantôt fusionnées avec des acteurs mutualistes plus importants qui leur font perdre leur singularité.
Avec elles, c’est toute une vision de la solidarité – fondée sur la démocratie interne, l’absence de but lucratif, et la notion de pot commun volontaire – qui s’efface progressivement au profit d’une logique de marché. Désormais, seuls des acteurs mutualistes de très grande taille sont capables de rivaliser avec les assureurs privés, de faire appel aux marchés financiers et de répondre aux obligations prudentielles réglementaires toujours plus strictes et plus coûteuses en fonds propres.
Une ESS exclue de sa propre tutelle ?
Mais la décision de Bercy pose aussi un problème plus large : celui de l’exclusion d’une organisation de l’économie sociale et solidaire de la commande publique. Un paradoxe pour un ministère de l’Économie censé soutenir l’ESS, puisqu’il en a même la tutelle.
Dans ce cas précis, la symbolique est d’autant plus forte que l’État écarte une organisation de l’ESS au profit d’un opérateur capitaliste, sans justification publique claire. Pour les défenseurs de l’ESS, c’est un signal désastreux : comment croire au soutien de l’État à l’ESS quand il privilégie lui-même les logiques de marché, même pour ses propres agents, s’interroge Alain Arnaud.
Le risque, à terme, est de fragiliser encore davantage les mutuelles professionnelles des fonctions publiques, qui sont souvent mono-produits et n’ont pas la capacité financière des grands groupes assurantiels. « Ce n’est pas un débat idéologique. C’est une réalité de terrain : la concurrence déséquilibrée tue la solidarité organisée », résume Alain Arnaud.
Si la décision du ministère n’est pas revue, ce sera « un nouveau coup porté à la mutualité et à l’économie sociale et solidaire », conclut-il. Décidément, les temps sont durs à Bercy !