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MEDIATICO – TRIBUNES

Appel à tous ceux qui font l’économie sociale et solidaire : « Pour que les jours d’après soient les jours heureux ! »

[Par Jérôme Saddier, président d’ESS France]

Il n’y a rien de plus dangereux qu’un faux consensus : à écouter le bruit médiatique, le « monde d’après » tirera nécessairement toutes les conséquences de la crise globale que nous vivons ; il sera forcément plus résilient, plus solidaire, plus tourné vers le long terme et moins guidé par l’appât du gain. Evidemment, ce serait séduisant si l’Histoire ne nous apprenait pas au contraire que les crises ne conduisent que rarement à une prise de conscience des raisons qui l’ont générée, suivie d’actions visant à s’en prémunir.

La crise que nous vivons aujourd’hui, d’abord sanitaire puis devenue économique et sociale, présente tous les attributs d’une crise systémique qu’il faut savoir regarder pour ce qu’elle est : au-delà de son origine, ses mécanismes de diffusion et son amplification, les difficultés à la prévenir comme à l’endiguer, mais aussi ses conséquences en matière économique et sociale, en font une crise de modèle sans équivalent en temps de paix. Tous les mécanismes qui nous y ont conduit ont des décisions politiques pour cause. Frappant l’économie réelle et nos concitoyens directement, révélant et creusant les inégalités, fragilisant la démocratie. Elle sera plus violente que la crise financière de 2008/2009.

Alors que faire ? L’économie sociale et solidaire (ESS) peut prétendre incarner le monde d’après et l’économie de demain. Ayant déjà fait la preuve de sa résilience lors de la crise de 2008, aujourd’hui souvent en première ligne des solidarités et pour la fourniture des besoins essentiels. Ses principes sont validés pour un après-crise qui serait celui d’un autre modèle de développement. Absence ou limitation de la lucrativité, territorialisation de nos actions, primauté donnée au collectif, rapport alternatif à la création de valeur et au sens du travail. Pratiques de coopération et d’implication des parties prenantes s’illustrant par des formes démocratiques et/ou participatives de gouvernance… Tout ceci fait assurément écho aux aspirations de nos concitoyens à vivre autrement.

Mais la réalité est aussi celle de la faiblesse collective d’une ESS qui est parfois caricaturalement diverse, éparpillée voire, car le mot est d’actualité, confinée dans ses certitudes et même pas nécessairement cohérente dans ses pratiques. Son message ne peut en être que brouillé. Sa compréhension par les pouvoirs publics est toujours insuffisante. Je fais partie de ceux qui militent pour que l’ESS ait quelque chose à dire au monde, au-delà de la pertinence de ses réalisations et de la communication sur ses principes.

Cela implique aujourd’hui de donner plus de sens et de force politique à son message. Subissant la concurrence des acteurs lucratifs convertis au « social » ou au « green-washing », interrogée par la notion d’entreprise « à mission », l’ESS doit réaffirmer que les pratiques entrepreneuriales et d’engagement qui la caractérisent sont d’abord indissociables d’une vision du monde soucieuse d’émancipation et de nouveaux droits, de résilience économique, d’harmonie sociale ; ces pratiques sont tout autant indissociables d’une conception exigeante de la démocratie, notamment appliquée à l’économie, qui justifie l’attachement à nos modèles et statuts fondés sur le patrimoine collectif.

Si nous devons dans l’après-crise construire une « économie sociale sans rivages », ce ne sera pas sans la réaffirmation et même la nécessaire actualisation de cette vision du monde. Retrouvons donc les chemins de la politique au sens noble : nous ne constituons pas seulement, quelles que soient nos motivations initiales, nos organisations et nos finalités, un mode entrepreneurial qui serait plus responsable que d’autres, conscient de son impact ; nous le sommes assurément, et à condition de le démontrer, cela constitue plus que jamais un enjeu d’actualité. Nous ne sommes pas non plus seulement des collectifs humains engagés au plus près des besoins des territoires et des populations ; cela est vrai aussi, mais toujours insuffisant pour prétendre jouer le rôle d’inspiration du monde de demain.

Si nous voulons être vraiment à la hauteur des responsabilités que nous voulons faire porter à l’ESS, alors il faut prendre part au débat public dans lequel nous sommes trop souvent tournés. Vers la défense de nos organisations et de leurs réalisations. Sans doute pas assez vers les grands problèmes de notre société ni vers notre contribution à l’intérêt collectif ou même à la démocratie. Pourtant, le plus grand nombre de ceux qui animent nos entreprises et associations, nos réseaux et fédérations, sont animés par l’ambition sincère de changer le monde. L’ESS doit le leur permettre, grâce à ce qu’elle est, tout comme elle doit accueillir bien d’autres volontés nouvelles. Il nous faut donc donner une nouvelle dimension à l’action collective et individuelle dans et grâce à l’ESS.

Parce que les temps qui viennent seront durs. Le rapport de forces pour l’après a déjà commencé, et ceux qui incarnent largement (notamment dans les milieux économiques) ce qui vient de s’effondrer sont déjà à l’offensive ; ils ne prennent même pas la peine de demander que « tout change pour que rien ne change ». La transition écologique ne peut pas faire les frais de la crise. Mais l’urgence sociale qui se profile ne peut pas non plus être sacrifiée à la reprise économique. Tant les inégalités sont révélées et amplifiées par la crise. Dans le monde, la crise globale peut également accélérer la domination des « démocratures », voire la bascule de nombreuses démocraties en quête d’ordre pour prévenir le retour de cette épidémie ou la survenance d’une autre ; militants d’une économie citoyenne et démocratique, n’avons-nous rien à dire au-delà de nos prés carrés pour prévenir cette menace ?

Ma conviction est que notre responsabilité consiste donc à agir collectivement, non pas de manière partisane, mais de manière politique, en incarnant nos valeurs et notre vision dans le débat public, afin de nous rendre toujours plus utiles au monde. L’enjeu est à la hauteur du programme du Conseil national de la Résistance, comme Claude Alphandéry l’a rappelé récemment.

Il va d’abord falloir voir plus loin que l’ESS : elle ne peut plus se contenter de ne parler que d’elle-même, sans s’interroger sur ce qui fait qu’elle n’est pas toujours comprise ni de nos concitoyens ni des pouvoirs ; elle doit regarder le monde nouveau qui naît, pour le meilleur et le pire, dans les aspirations sociales et environnementales, les mutations économiques et technologiques, les problématiques de santé et d’alimentation, dans le rapport au vivant comme aux données privées… Notre capacité à proposer des solutions fondées sur la gestion dans l’intérêt collectif et le refus de la marchandisation pourra être au cœur d’une nouvelle polarisation politique.

Il va aussi falloir faire des choses plus grandes que nous : participer à la construction de nouveaux droits, franchir les frontières, emporter avec nous la revendication à un autre rapport à la production et à la consommation, contribuer à la réduction des fractures sociales et territoriales, prendre le pas sur les géants du numérique… Nous ne ferons pas tout ni tout seuls, et il nous faudra d’abord savoir constituer des alliances entre nous, avec des réseaux et des citoyens engagés de toutes sortes, au niveau les plus proche de nos concitoyens comme au niveau national, dépasser les frontières de nos organisations et bousculer nos habitudes. La reconstitution des communs est l’enjeu des prochaines décennies ; à nous de les inventer, de les construire et de les incarner.

Il va enfin falloir assumer une cohérence dans nos engagements : conditionner nos choix de partenaires et de fournisseurs, mettre en œuvre à titre individuel des choix de consommateurs responsables, définir des pratiques de management et de gouvernance transparentes et exemplaires… Chacun de nos concitoyens doit comprendre de quoi nous parlons concrètement au-delà de nos façons de nous présenter et de communiquer sur des valeurs devenues consensuelles dans les discours. Dans le monde de transparence et d’exigence qui s’installe progressivement, nous devons pouvoir revendiquer cette cohérence et la soumettre à l’évaluation publique.

C’est à l’élaboration et au partage de ce projet politique que j’appelle, qui serait celui de toute l’ESS. Celui de ses grands et petits acteurs, de nos institutions et réseaux, mais aussi celui de nos entreprises et organisations… et surtout celui de quiconque décide de s’engager dans cette ESS conquérante à un titre ou à un autre. Que doit être l’ESS demain ? Comment peut-elle devenir la norme ? Comment organiser collectivement nos forces ?

Je souhaite proposer à quiconque, citoyen engagé à titre bénévole ou professionnel, organisations et réseaux professionnels, de participer directement à l’élaboration de ce projet. Je saisirai donc dans les prochains jours les membres d’ESS France et l’ensemble des réseaux qui animent l’ESS, de propositions d’animation de cette démarche (plateforme collaborative, webinaires…), en comptant sur leur appui à cette démarche qui a pour ambition de compléter la leur. Nous aurons des lieux et moments de rencontre, ceux qui jalonnent la vie de l’ESS, comme le Mois de l’ESS, les Journées de l’Economie Autrement, l’Université d’été de l’économie de demain, les Rencontres du Mont-Blanc, Solutions Solidaires….

Je ne me résigne pas à ce que l’ESS s’épuise dans la banalisation ou la confusion des genres. L’ESS c’est la vie, c’est la société en mouvement, c’est vous, c’est nous. Elle est sans doute impossible à canaliser, mais il est indispensable de la sortir du confinement pour qu’elle soit à la hauteur des enjeux. C’est à ce grand mouvement que j’appelle les acteurs de l’ESS.

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