Impact in Context

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Barefoot College, un campus pour les pauvres par les pauvres

Notre visite dans cette organisation, bien connue en Inde pour son rôle auprès des communautés rurales et des femmes, nous emmène au cœur des problématiques de transmission et de pérennité des entreprises sociales. Nous découvrons la réalité complexe d’un projet vieux de 50 ans dont la transformation en 2015 s’est soldée par une scission récente.

Dès notre départ de Paris en janvier 2023, Barefoot College fait partie des entreprises sociales sur la liste des organisations à rencontrer. Félix a rencontré Bunker Roy, le fondateur charismatique de cette école innovante, en 2010 à Oxford, lors d’une conférence. Le rendez-vous était donc, virtuellement, pris de longue date ! C’est d’ailleurs une des premières que nous visitons pendant notre voyage lors de notre passage au Rajasthan.

Barefoot College n’est pas une ONG indienne comme les autres. Créée par Bunker Roy en 1972, l’organisation souhaite dès son origine recréer des ponts entre les ruraux et les urbains. Le premier logo de Barefoot College, qui s’appelle à l’époque “Social Work & Research Center” présente deux personnes se tenant par la main, pour montrer les liens à bâtir entre les ruraux et les urbains. Cette vision initiale est fortement nourrie par l’expérience et les origines de Bunker Roy lui-même. Celui-ci crée l’association ici après avoir quitté une carrière toute tracée et prometteuse dans la fonction publique ou une grande entreprise indienne. Le jeune homme de l’époque a été marqué par son expérience de la famine dans le Bihar où il est allé apporter de l’aide autour de 1966-1967. Roy se rend ensuite au Rajasthan avec un service d’aide catholique et l’association REWARDS (Rajasthan Emergency Water and Agricultural Development Society). En creusant des puits avec des travailleurs locaux, il visite le village de Tilonia et est choqué par le niveau de pauvreté des habitants. Il réalise aussi que, si l’eau est un réel sujet pour les locaux, il y a avant tout un besoin criant d’éducation et de formation à des méthodes agricoles et de santé essentielles pour assurer le développement de ces zones.

Avec quelques amis, il décide d’apporter son aide aux villages ruraux très pauvres et s’installe lui-même à Tilonia. Il s’installe dans un ancien hôpital construit par les Britanniques. Les bâtiments appartenaient alors au gouvernement et étaient utilisés comme entrepôts. Un ami en poste au gouvernement accepte de lui louer pour une durée d’un an seulement, estimant qu’il ne resterait pas plus longtemps à Tilonia. Le loyer initial était d’une roupie par an ! Et c’est ainsi que Roy fonde le “Social Work & Research Center” comme un centre de recherche, de formation et d’aide sociale. C’est ce campus, qu’après avoir vu en vidéo, nous souhaitons voir de nos yeux.

Une double visite inattendue

Quelques jours avant notre arrivée à Barefoot College, nous sommes dans le train qui nous rapproche d’Ajmer, entre Jodhpur, la ville bleue et Jaipur, la ville rose. En quelques sms avec nos contacts sur place, notre visite prend un tour assez inattendu. Notre premier interlocuteur, Harsh, nous répond après quelques semaines de silence et d’incertitude pour nous confirmer les détails de notre arrivée sur le campus. Nous le rassurons en lui disant que nous sommes aussi en contact avec quelqu’un d’autre dans l’organisation, Jaswanth, via une de nos amies résidant en Inde.

C’est à ce moment-là que nous apprenons que tous deux ne sont plus dans le “même” Barefoot College”. L’organisation s’est scindée en deux en 2021 et deux campus cohabitent à Tilonia, à 7km de distance l’un de l’autre. L’équipe de Barefoot College International, structure créée en 2015, s’est détachée de l’organisation initiale Barefoot College. La nouvelle nous laisse perplexes et nous gêne : est-ce problématique d’aller voir à quelques jours d’intervalle deux équipes d’un même projet initial qui se sont séparées, visiblement dans des termes assez conflictuels ? nos deux contacts nous disent que non et que nous pouvons les visiter tous deux. Nous découvrons néanmoins que la scission est effectivement loin d’être pacifique et qu’un procès est en cours début 2023 pour déterminer la propriété et le droit d’usage du nom “Barefoot College”. La court de Delhi a depuis rendu son verdict et la branche “Barefoot College International” a dû cesser d’employer ce nom et s’appelle désormais “Bindi International” pour ses opérations en Inde.

Ce sont ces rencontres, ces 50 années d’innovation sociale et la récente crise de gouvernance de l’organisation que nous avons voulu partager avec vous dans ce dossier.

NB : dans ce dossier, nous nommons “Barefoot College International” l’organisation liée à Barefoot College jusque 2021 et Bindi International l’organisation que nous avons rencontrée qui a été renommée suite à la scission et à la décision de justice.

Conclusion

Un cas d’école d’organisation générant un impact systémique et local sur des décennies aux prises avec des enjeux de succession, de continuité et de fidélité à ses valeurs.

Pour nous, cette transmission difficile et en partie ratée pour le moment montre plusieurs choses qui feront certainement écho à différents enjeux auxquels font face les entrepreneurs sociaux en France.

  • La figure du fondateur charismatique est un atout essentiel pour incarner la mission d’une entreprise sociale, surtout quand celle-ci est fortement militante et entend questionner le statu quo et démontrer, contre toute prédiction, que l’on peut réussir à relever d’énormes défis sociaux et environnementaux. Au moment de la transition, surtout après 50 ans d’existence, cet héritage est légué à d’autres qui se l’approprient en fonction de leur propre parcours, leurs connaissances et croyances. Des évolutions arrivent nécessairement et une part de l’héritage peut être abandonné dans le processus.
  • Selon les mots de Rama Kummitha, pour une organisation telle que Barefoot College, il s’est s’agit à un moment donné de choisir entre deux stratégies : “sustain or thrive”. Comprendre : maintenir les activités existantes ou prospérer et se développer de manière plus ambitieuse. Ces réflexions sont au coeur de notre article sur les modalités de croissance des organisations à impact (publication le 17 octobre 2023). Elles illustrent finalement la question épineuse des entreprises sociales : comment assurer la continuité de l’impact ? en misant sur la continuité pour préserver l’impact créé ou en impulsant des changements de cap et d’ambition pour changer d’échelle et adapter l’organisation à un monde changeant… Vaste question.

Si cette question n’est pas tranchée, il nous est apparu évident, dans nos conversations avec les équipes de Barefoot College, de Bindi et d’autres entrepreneurs sociaux, que la raison d’être des entreprises sociales et donc leur grande difficulté est de répondre aux enjeux sociaux et environnementaux d’une époque et d’un territoire. Il est sûr que le Rajasthan des années 1970 a évolué même si des problèmes demeurent. Et il est légion dans toute communauté humaine de devoir transmettre le flambeau à une nouvelle génération qui agira avec les yeux, les bras et les idées de son temps.

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