Nous y voilà. Pour une semaine, Bordeaux devient le cœur battant de l’économie sociale mondiale ! Des années d’anticipation, des mois de préparation, près de 70 pays représentés, plus de 5 500 participants inscrits, et la jeunesse à l’honneur. Même si certains acteurs du Sud n’ont hélas pas pu franchir les frontières de la France faute de visa pour venir témoigner, le GSEF 2025 incarne ce que le monde de demain a de meilleur à offrir : la coopération, la solidarité, l’innovation sociale. Cela fait du bien !
Mais soyons honnêtes. Derrière cet élan commun, chaque continent porte sa propre vision de l’économie sociale et solidaire, nourrie de son histoire, de ses priorités, de ses réalités locales. Mediatico va donc explorer cette semaine ces différentes approches, dans une émission spéciale “ESS On Air”, réalisée en direct du Forum, mercredi à 13h. Nous vous y attendons !
Soyons lucides aussi, reconnaissons que dans le concert mondial des économies locales et solidaires, l’Europe fait parfois figure de grande oubliée. Oui, nous connaissons plutôt bien les chiffres-clés de l’économie sociale et solidaire en France, mais assez peu ceux de l’Europe. Alors rappelons que l’Europe aussi a de très bonnes raisons de faire entendre sa voix.
L’ESS, 1.000 milliards d’euros de chiffre d’affaires en Europe !
Car sur notre continent, l’économie sociale et solidaire n’est pas un épiphénomène. Elle représente 8 à 10 % du PIB européen. Et plus de 11 millions d’emplois, dans 4,3 millions de structures actives. Mais aussi un chiffre d’affaires cumulé qui dépasse les 1.000 milliards d’euros !
À nos dirigeants politiques qui l’oublient trop souvent, rappelons que l’ESS européenne est beaucoup plus qu’un secteur. Elle mérite d’être reconnue pour ce qu’elle est : un pilier économique et social, un socle de stabilité et de cohésion, une vision d’avenir portée par des citoyens dans tous les pays européens, sur un continent traversé par les crises mais qui n’appelle qu’à la résilience.
À Murcie, en septembre dernier, lors du Sommet européen de l’économie sociale, nos dirigeants européens ont réaffirmé leur volonté d’inscrire ce modèle dans le futur cadre financier de l’Union pour 2028-2034. Passons aux actes ! À Bordeaux aujourd’hui, c’est une même ambition qui s’exprime : démontrer que l’économie sociale européenne peut être à la fois locale et universelle, ancrée dans les territoires tout en dialoguant avec le monde entier.
Visas refusés : quand la France mérite d’être honteuse
Cette universalité se heurte hélas tristement à la logique des frontières. Les refus de visas infligés à plusieurs délégations africaines avant leur venue à Bordeaux, y compris des représentants gouvernementaux, rappellent combien le discours sur la coopération mondiale reste fragile. Nous vivons des heures noires, celles du backlash, des revendications identitaires, de l’exclusion décomplexée.
« C’est insultant, on prône le partage et la coopération entre les territoires, mais on le fera sans les Acteurs Africains », regrette le Togolais Aymane Gbadamassi, entrepreneur social et activiste climat. Timothée Duverger, responsable de la chaire TerrESS à Sciences Po Bordeaux et très impliqué dans la préparation du GSEF, rappelle que les demandes de visas ont été intégrées à l’organisation du Forum depuis déjà deux ans et en partenariat avec le ministère des Affaires Étrangères. « Mais d’évidence les consulats n’ont pas suivi. Cela en dit très long sur le contexte de la politique migratoire en France », regrette-t-il, impuissant.
« Quel manque de considération envers les jeunes délégués africains qui travaillent sérieusement pour le climat », renchérit le Tchadien Idriss Adoum Idriss, coordinateur du Réseau mondial de la jeunesse pour la biodiversité (GBYN) et de l’Alliance panafricaine pour la justice climatique (PACJA) : « J’en ai ri en récupérant mon passeport, qui n’a plus que trois pages vides tellement j’ai voyagé. Si j’avais voulu vivre ailleurs, j’aurais eu bien des opportunités dans d’autres pays que la France ». Merci pour cet humour quand la France mérite d’être honteuse.
Ce paradoxe douloureux ne doit pas entamer pour autant l’esprit du Forum mondial de l’ESS. Au contraire, il doit renforcer la conviction que les solutions solidaires ne se décrètent pas au siège de nos gouvernements dans les grandes capitales, à Bruxelles, Paris ou Madrid : elles se construisent essentiellement dans la rencontre, dans la réciprocité et dans la confiance perçue dans le regard de l’autre.
L’Europe, une longue histoire de coopérations fécondes
C’est aussi ce qu’a rappelé le maire de Bordeaux, Pierre Hurmic, dans son interview à Mediatico le mois dernier : « L’ESS ne s’oppose pas à l’économie conventionnelle, elle démontre qu’il est possible de coopérer plutôt que de se concurrencer. » Cette conviction rejoint celle d’une nouvelle génération qui, dans toute l’Europe, des coopératives aux tiers-lieux, des financements collectifs aux circuits de production mutualisés, réinvente l’économie en la mettant au service du bien commun.
L’Europe a d’ailleurs une longue histoire de ces coopérations fécondes. La disparition la semaine dernière de Sofia Corradi, professeure italienne surnommée “Mamma Erasmus”, nous le rappelle : c’est toujours à partir d’une idée simple et de bons sens — donner à chacun la possibilité d’apprendre ailleurs — que naissent les révolutions durables. Le programme Erasmus+ en est l’héritage vivant, en permettant chaque année à des milliers de citoyens, jeunes et adultes, de découvrir d’autres façons d’agir, d’entreprendre et de coopérer.
Alors que s’ouvre ce forum mondial, il appartient à l’Europe de parler non pas au nom du monde, mais avec le monde. De partager ses avancées sans les ériger en modèle. Et de rappeler que, face aux crises globales, qu’elles soient économiques, sociales ou climatiques, il n’est aucun avenir possible sans solidarité, locale ou internationale.





