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Auto-entrepreneurs en insertion, ubérisation ou planche de salut ?

Les personnes éloignées de l’emploi peuvent-elles espérer une bonne insertion professionnelle grâce au statut d’auto-entrepreneur ? Assurément pas, estiment la plupart des professionnels de l’insertion par l’activité économique. Et pour cause : un entrepreneur solo est… solo. Autrement dit, pas d’accompagnement qui vaille pour résoudre ses difficultés sociales, de logement ou de santé. Mais pourquoi donc l’IGAS a-t-elle caché durant deux ans le rapport qu’elle vient de publier sur le sujet ?

Car face aux mutations du monde du travail, il fallait bien innover. La France a donc créé en 2018 les EITI. Les quoi ? Les Entreprises d’Insertion par le Travail Indépendant. Intéressant, car elles combinent justement le statut d’auto-entrepreneur pour des travailleurs indépendants avec un accompagnement socioprofessionnel adapté pour les aider à reprendre pied. Ce dispositif mixte est-il efficace ? Pas sûr. Mais rappelons qu’il est avant tout expérimental. L’IGAS a donc enquêté.

Une première enquête de l’IGAS

L’Inspection générale des Affaires sociales, autrement dit l’Etat, a d’abord publié un premier rapport en décembre 2022 pour dresser un « état des lieux » des dispositifs d’Insertion par l’activité économique (IAE). L’IGAS les définit comme des dispositifs innovants qui permettent aux personnes très éloignées de l’emploi, telles que les chômeurs de longue durée ou les bénéficiaires des minimas sociaux, de bénéficier d’un « contrat salarié dans des structures privées », notamment associatives (lire le premier rapport de l’IGAS, sur l’IAE).

Or, ce contrat de travail est un point déterminant dans l’IAE. Maria Gabriela Saenz, déléguée régionale de l’association Chantier École et membre du collège Insertion de la CRESS Ile-de-France, expliquait en 2019, juste après la création des EITI : « Le contrat de travail est la clé de la qualité du parcours : il apporte une garantie de revenus, permet d’éviter l’absentéisme, protège l’employé au titre du chômage ou de la maladie, il garantit une formation professionnelle en plus d’un accompagnement social ». 

La France compte ainsi près de 4.000 structures de l’IAE, qui emploient plus de 137.000 personnes salariées. Le financement public de ces dispositifs est estimé à 1,5 milliard d’euros.

Un bilan très mitigé des EITI

Étonnamment, un second rapport de l’IGAS est resté caché durant deux ans, alors qu’il a été rédigé à peu près au même moment. Daté de mai 2023, il n’a été publié… que le 4 février 2025. Et pour cause : ce deuxième rapport porte spécifiquement sur le dispositif d’insertion proposé par les EITI, qui n’aurait pas fait ses preuves (lire le second rapport de l’IGAS, sur les EITI).

Depuis 2018, près de 80 EITI ont été créées en France, dont Lulu Dans Ma Rue, la première agréée par l’Etat. Composante récente de l’IAE, les EITI sont subventionnées par l’État et visent à accompagner des personnes très éloignées de l’emploi, en les aidant à développer leur propre activité, sous le statut d’autoentrepreneur. 

En 2024, environ 2.000 personnes étaient accompagnées par des structures comme Lulu Dans Ma Rue, comme StaffMe dans le Val-de-Marne, Le Propulseur à Marseille, ou encore TIH Booster dans l’Essonne. Ces personnes n’ont pas de contrat de travail salarié bien sûr, puisque le travail indépendant sort du cadre du contrat de travail.

Ce second rapport de l’IGAS dresse un bilan très mitigé du dispositif des EITI. Il met en évidence des lacunes, notamment un accompagnement trop léger et éclaté, une offre de formation quasiment absente, et un risque de dépendance économique et fonctionnelle des travailleurs vis-à-vis des entreprises qui les mettent en relation avec leurs clients. Plutôt que de les aider à sortir durablement de la précarité, les EITI pourraient fragiliser davantage ces publics déjà précaires.

« Les EITI contribuent à l’ubérisation de l’insertion » 

La sénatrice Antoinette Guhl, connue pour son engagement pour l’écologie et la justice sociale, a vivement réagi au rapport de l’IGAS. Critiquant le modèle des EITI qu’elle qualifie d’insertion « ubérisée », ni pérenne ni qualitative, elle souligne que ces structures proposent une gestion de la précarité plutôt que son éradication, en entretenant une dépendance économique et en offrant des protections sociales moindres que celles d’un salarié. À l’inverse, donc, des besoins d’insertion des personnes.

« Ce rapport prouve que cela fait plus de 7 ans que l’État finance un dispositif d’insertion qui ne fonctionne pas », déclare Antoinette Guhl sur les réseaux sociaux. « Sur le papier : flexibilité, choix des horaires et des activités. Dans la réalité, les EITI contribuent à l’ubérisation de l’insertion, une commission prélevée pouvant s’élever jusqu’à 21% sur les prestations effectuées par les personnes en insertion, et leur offrant moins de protections sociales qu’un salarié en cas d’arrêt maladie ou d’accident du travail. Pour les publics en insertion c’est la double peine » !

« L’indépendance est utile quand le salariat n’est pas une option » 

Charles-Edouard Vincent, fondateur de Lulu Dans Ma Rue, répondait le mois dernier sur RTL : « L’indépendance permet à certaines personnes d’accéder à une activité professionnelle là où le salariat n’est pas une option ». Diplômé de Polytechnique, des Ponts et Chaussées, de l’université de Stanford, c’est une rencontre avec Martin Hirsch en 2004 qui le pousse à lancer Emmaüs Défi en 2005, où il lancera un innovant Dispositif Premières Heures, qui déroge déjà au Code du travail pour permettre aux grands exclus de travailler à peine quelques heures par semaine.

Dix ans plus tard, en 2015, il lance Lulu Dans Ma Rue. L’objectif est assez proche : déployer au coeur des villes un projet de services de proximité allant du ménage au bricolage, afin de créer de l’activité pour tous, valoriser les compétences de chacun et proposer un accompagnement sur mesure pour des personnes éloignées de l’emploi. 

Lulu Dans Ma Rue, première EITI agréé par l’Etat

Encore dix ans plus tard, en 2025, il affiche un bilan d’activité que l’on peut saluer : 436 Lulus (auto-entrepreneurs) bénéficiaires d’un accompagnement à Paris, Lyon et Lille, dont 65% ont stabilisé durablement leur situation après 18 mois d’accompagnement. Mais aussi 5.000 heures d’accompagnement réalisées, 50.000 services rendus à Paris et à Lyon, auprès de 17.000 habitants. L’entrepreneuriat social arrive à point nommé quand les pouvoirs publics ne trouvent pas les bonnes réponses. Pour autant, toutes les EITI n’affichent pas la même qualité d’accompagnement. 

Face aux manquement pointés par l’IGAS, un décret du 30 décembre 2024, précisé par deux arrêtés de janvier 2025, est venu fixer plus précisément leur cadre d’intervention. Elles doivent à présent respecter un cahier des charges, défini dans l’arrêté, qui les enjoint à résoudre les difficultés sociales des auto-entrepreneurs et à les aider à développer leur activité économique indépendante. L’aide financière aux EITI sera par ailleurs conditionnée au respect de ce cahier des charges et leur expérimentation s’éteindra fin 2026. Elles devront faire leurs preuves !

En donnant deux ans de répit aux EITI, l’État n’a donc pas souhaité torpiller tout de suite un dispositif d’insertion expérimental, critiquable à certains égards, mais bien utile dans sa quête du plein emploi. D’aucuns verront là la patte de Thibault Guilluy, le nouveau directeur général de France Travail qui déploie des efforts considérables pour faire de France Travail un tremplin pour les bénéficiaires de l’IAE.

Il faut dire qu’avant d’être directeur général de France Travail, Thibault Guilluy a lui-même longtemps été dirigeant de structures d’insertion par l’activité économique.

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