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ESS et Fast fashion : la loi, ou l’illusion

C’est un texte de loi que l’on attendait depuis quinze mois. Le Sénat examine, enfin, depuis lundi la proposition de loi « anti fast fashion », qui doit être votée définitivement d’ici au 10 juin. Et qui place l’économie sociale et solidaire au coeur de tous les enjeux !

D’abord adopté à l’unanimité par l’Assemblée nationale en première lecture, en mars 2024, le texte porté par la députée Horizons Anne-Cécile Violland veut s’attaquer au modèle ultra-productiviste du secteur textile, incarné par des géants comme Shein, Temu ou Zara. Ils sont responsables d’un emballement textile consumériste aux conséquences environnementales colossales pour toute la planète. 

Production à très bas coût, exploitation des ouvrières, travail des enfants, surconsommation encouragée par une publicité décomplexée – c’est le principe même de la mode – , sans oublier la fin de vie des produits qui n’a pas été pensée, les microfibres plastiques dispersées dans les océans, les émissions de gaz à effet de serre qui montent en flèche avec les livraisons incessantes dans une chaîne logistique mondialisée… La fast fashion n’est pas très reluisante.

L’industrie textile pèse aujourd’hui plus lourd sur le climat que le transport aérien et maritime réunis. Avec 3,3 milliards de vêtements écoulés chaque année en France – soit 48 pièces par habitant selon l’Ademe –, l’urgence à agir ne fait plus débat. Mais la question demeure : cette loi Violland sera-t-elle à la hauteur ? 

Les associations scandalisées par un texte édulcoré

Car le Sénat n’examine plus aujourd’hui la même version du texte, très largement édulcoré le mois dernier en commission sénatoriale. L’interdiction totale de la publicité a disparu, remplacée par une simple restriction du marketing d’influence. Le malus écologique, lui, a été repensé selon des critères moins stricts. Et la définition même de la fast fashion semble taillée sur mesure pour cibler « l’ultra » fast fashion venue de Chine, sans inquiéter les enseignes européennes aux pratiques quasiment similaires. 

Il faut dire qu’en France et en Europe, le secteur du textile-habillement va très mal. Voyez-vous encore quelqu’un faire la queue dans les magasins de vêtements ? Depuis deux ans, les enseignes en difficulté ou disparues s’accumulent : Jennyfer, Camaïeu, Pimkie, Burton of London, Kookaï, Naf Naf, Gap, André… Une hécatombe ! Avec des effets en cascade sur l’immobilier commercial, sur la production française ou européenne, et bien évidemment sur l’emploi. 

En attendant, Shein, marketplace chinoise emblématique, propose en moyenne 7.200 nouveautés chaque jour, avec un catalogue permanent de près de 600.000 références, soit environ 900 fois plus qu’une marque traditionnelle française. La filière textile française attend donc un vrai coup de frein à la surproduction venue inonder le marché. Elle devra peut-être se contenter d’un simple ralentisseur, hélas. 

Dans l’ESS, l’engorgement des centres de tri

Pour sa part, l’économie sociale et solidaire est particulièrement remontée contre un texte vidé de sa substance initiale. En effet, la plupart des acteurs de l’ESS interviennent en aval de la chaîne de valeur de l’industrie textile, sur les activités de tri et de recyclage, qui sont non seulement créatrices d’emplois locaux non délocalisables, mais aussi support de formation et de parcours d’insertion pour des personnes très éloignées de l’emploi.

Or, depuis l’été 2024, les centres de tri textiles sont engorgés. Le contexte géopolitique mondial, la concurrence des vêtements asiatiques neufs ou déjà portés, l’inflation des dons, l’effondrement du prix des déchets textiles… ont rendu le tri et le recyclage non rentables, saturant les débouchés à l’export comme au recyclage. Les images de montagnes de vêtements jetés sur les plages du Ghana sont dans toutes les têtes. Et les citoyens s’interrogent : que faire de nos vieux vêtements ? Faut-il encore les donner, ou bien les jeter ? Sommes-nous complices d’un système polluant que nous pensions combattre par de “bons gestes” ?

Même les conteneurs du Relais débordent. Pourtant, selon l’éco-organisme Refashion, dont la ministre de la Transition écologique Agnès Pannier-Runacher veut refonder le cahier des charges en concertation avec les acteurs de la filière, la France n’exporte presque pas vers le Ghana. Le problème est donc ailleurs : dans le volume astronomique de textiles mis en circulation. Et dans notre illusion collective selon laquelle un geste de tri suffirait à s’acheter une bonne conscience, devant notre garde-robe trop vite remplie.

Le plaidoyer de l’économie sociale et solidaire

Au mouvement Impact France, l’adoption de la proposition de loi « anti fast fashion » avait suscité un espoir fort, mais la version amendée du Sénat est une désillusion. Julia Faure, co-présidente du mouvement, également fondatrice de la marque de vêtement engagée Loom, alerte clairement : « Si nous ne parvenons pas à encadrer l’ensemble des pratiques de la fast fashion, il ne restera plus rien entre le luxe et les vêtements à bas prix. Juste des montagnes de textiles jetables, un chômage record et un déficit commercial abyssal. » 

Le Réseau National des Ressourceries et Recycleries a salué la semaine dernière la validation européenne de l’Éco-score textile français, qui va donner un signal plus clair aux consommateurs. Mais c’est « une décision historique… qui ne suffit pas », insiste le Réseau. Membre actif du collectif #StopFastFashion, il réclame des règles claires et contraignantes. À inscrire dans la loi, sans quoi l’occasion décisive d’agir contre la mode jetable sera manquée.

La Fédération des Scop et des Scic de l’industrie se mobilise aussi, dans une tribune collective, pour dénoncer les ravages de la fast fashion. Elle défend au contraire un modèle alternatif porté par les coopératives textiles françaises : production locale, qualité, gouvernance démocratique. Des entreprises comme Ardelaine, Montcapel ou Velcorex prouvent chaque jour qu’une autre voie est possible, conciliant performance économique, respect des travailleurs et sobriété environnementale.

Enfin, France Nature Environnement attaque la fast fashion sur le front de la déontologie publicitaire. L’association a saisi le Jury de Déontologie Publicitaire pour dénoncer la dernière campagne de Shein, jugée mensongère et manipulatoire. En cause : un QR code renvoyant à des informations fallacieuses, diffusé à la veille du vote sur la loi. « On ne peut pas dire n’importe quoi impunément », tonne l’ONG, dénonçant une campagne de greenwashing alors que Shein est accusée de pratiques toxiques pour les droits humains, l’environnement et la santé.

Les pouvoirs publics doivent maintenant faire leur part

L’économie sociale et solidaire, toujours en première ligne pour collecter, trier, revaloriser, ne peut plus être la béquille d’un système qui part à vau-l’eau. Le mouvement Emmaüs Le Relais, mais aussi de nouveaux acteurs industriels comme Elis, qui recycle désormais ses propres vêtements professionnels dans une boucle fermée, s’adaptent et font leur part.

Alors que faire ? Continuer à trier, oui. À donner à des structures responsables, aussi. À vendre sur des plateformes, à réparer, à partager, bien sûr. Mais surtout : ralentir. Produire moins. Acheter moins. Aimer davantage ses vêtements pour les porter plus longtemps. L’ESS peut montrer le chemin, mais elle ne peut pas faire seule ce travail de fond. Il revient à présent aux pouvoirs publics et au législateur de réguler ce marché sans queue ni tête.

Car derrière chaque t-shirt à 3 euros, se cache un coût invisible. Chaque conteneur qui déborde envoie un signal d’alerte : le textile n’est pas une ressource infinie, le jeter n’est pas un geste anodin. Il est temps d’arrêter de colmater les trous. Il faut recoudre du sens, retisser des filières locales et responsables, et reconstruire une économie du vêtement qui respecte les personnes et les territoires. Le changement de modèle sera aussi un changement de culture.

Face à l’illusion du tri et à l’urgence textile, l’ESS est donc à la croisée des chemins. Encore trop cantonnée à un rôle de “pansement” d’un système en surchauffe, elle absorbe les excès d’une mode jetable qu’elle ne cautionne pas. Pour devenir pleinement actrice de la transformation écologique et sociale de la filière, l’ESS doit être reconnue et soutenue politiquement dans ses fonctions de ralentissement, de relocalisation et de réinvention des usages. C’est à ce prix qu’elle pourra passer du rôle d’amortisseur à celui de moteur, pour bâtir une économie du vêtement sobre, circulaire et durable.

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