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Après Danone : Quand les entreprises à mission forgent l’économie de demain

« Fabricando fit faber », répétait sans cesse mon professeur de latin en classe de 3ème. « C’est en forgeant que l’on devient forgeron », traduisait-il, pour nous convaincre d’apprendre nos déclinaisons. Faber, c’est donc celui qui forge. Mais de quoi Emmanuel Faber est-il le forgeron ? De la mission de Danone, qui consiste à « apporter la santé par l’alimentation au plus grand nombre » ? Pas exactement, puisque Franck Riboud s’exprimait déjà ainsi en 2014, dans cette vidéo de Mediatico. Même son père, Antoine Riboud, déclarait voilà cinquante ans qu’il ne pouvait y avoir de développement économique sans développement humain. Certes, Danone est animé par un double projet, économique et social, original dans l’histoire du capitalisme français. Mais déjà depuis 1973 !

Emmanuel Faber, lui, est surtout l’artisan d’un troisième pilier environnemental chez Danone. Après 24 ans de maison, dont 4 comme PDG, et malgré son éviction avec effet immédiat le dimanche 14 mars, ce patron charismatique est auréolé à jamais d’un grand jour de gloire : celui de l’assemblée générale du 26 juin 2020, où il propose à ses actionnaires – et fait approuver à 99,4% – le projet de transformation de Danone en société à mission. La première, cotée en bourse. Ce jour-là, il engage la multinationale sur « la route de la justice sociale et climatique (…) la seule voie possible pour l’économie de marché [qui] s’imposera d’elle-même au capitalisme et à sa gouvernance du passé », écrit-il aujourd’hui dans sa lettre-testament aux 100.000 salariés du groupe.

Mais alors pourquoi son éviction ? Et pourquoi tant d’émotion sous les cinq lignes de son dernier post sur LinkedIn, avec ses 68.000 réactions et ses 2.000 commentaires ? Un charisme de patron visionnaire, disent les uns. Une main de fer au mépris du dialogue, disent les autres. Mais aussi des désaccords sur la gouvernance et les performances commerciales. En 2016, l’énorme acquisition du géant américain du bio Whitewave, pour 12,5 milliards de dollars, a freiné les investissements au détriment des marques les plus rentables. Récemment, le départ de deux cadres de haut niveau sonnait comme un signal d’alarme. Quant aux 2.000 suppressions de postes annoncées en pleine crise sanitaire pour sauver la rentabilité, elles ont heurté les esprits. Enfin, et surtout, la performance boursière de Danone est devenue nettement insuffisante face à celle de son grand concurrent, Nestlé.

Nous y voilà : le poids des actionnaires. La fameuse mainmise des fonds d’investissement « activistes » et « court-termistes » sur une entreprise qui défend des valeurs éthiques… Trop simple. La réalité est plus complexe. Certes, les fonds Artisan et BlueBell ont organisé une offensive tapageuse dans les médias contre la stratégie d’Emmanuel Faber. Artisan, d’ailleurs, a été le seul actionnaire à ne pas voter l’an dernier le projet d’entreprise à mission et il a probablement voulu « se payer Faber ». Mais chez Danone, aucun actionnaire ne détient plus de 3% du capital, comme je l’expliquais la semaine dernière sur B Smart. Aucun n’est en mesure de renverser seul le président de l’entreprise. L’éviction d’Emmanuel Faber relève exclusivement du conseil d’administration et de ses 16 membres. Dont deux représentants des salariés. Tous sous pression.

L’avenir de Danone en tant que société à mission est-il pour autant remis en question, se demandent nos confrères de Novethic ? La question est légitime, au vu des réactions de tenants de l’ancienne économie. « Les préoccupations d’Emmanuel Faber en matière d’écologie et ses efforts pour faire rapidement de Danone une entreprise à mission ont peut-être favorisé des erreurs qui se paient en parts de marché », écrit Xavier Terlet dans LSA. « Défendre le climat, l’environnement, le bien-être, la santé, c’est avoir des valeurs. Le faire au détriment de ce qui garantit l’avenir de l’entreprise (…) c’est lui faire perdre une partie de sa valeur », renchérit Nicolas Beytout dans L’Opinion. Pourtant, même certains fonds activistes disent voir aujourd’hui dans la RSE une dimension génératrice de valeur économique et financière, voire un atout compétitif.

Gilles Schnepp, l’ancien patron de Legrand qui succède aujourd’hui à Emmanuel Faber, le confirme dans Les Echos : « Une entreprise responsable a plus de chance d’enregistrer de bonnes performances financières. Une force de Danone, c’est d’avoir pris ce virage très tôt. (…) Il faut poursuivre sur cette voie car il n’y a pas d’autre choix. Une entreprise qui ne sera pas responsable ne sera pas durable. C’est ma conviction personnelle et celle d’un nombre croissant de dirigeants ». Le message est clair : le nouveau président de Danone ne remet pas en cause la qualité d’entreprise à mission.

Pour Emery Jacquillat, président de la Communauté des entreprises à mission, les 145 entreprises françaises membres de cette communauté ne sortent d’ailleurs ni fragilisées, ni découragées par l’éviction d’Emmanuel Faber. Au contraire, « une vague de fond de l’engagement des entreprises » se fait clairement sentir : le nombre de sociétés à mission a été multiplié par trois en six mois, assure-t-il. Ce que confirmera, fin mars, le second baromètre de l’Observatoire des sociétés à mission.

En attendant, plusieurs propositions visent à protéger les entreprises à mission de fonds d’investissement opportunistes et peu attachés aux valeurs sociétales de long terme. Comme rendre le droit de vote des actionnaires proportionnel à leur temps de présence au capital : un fonds activiste actionnaire depuis quelques semaines aurait moins de droits de vote qu’un actionnaire engagé de longue date. Ou encore changer radicalement les critères d’évaluation de la performance des entreprises, avec de nouvelles normes comptables basées sur des critères extra-financiers : la comptabilité écologique est déjà enseignée à AgroParisTech et à Paris Dauphine.

Les pionniers sont en marche, qui forgent l’économie de demain parfois dans la douleur. Emmanuel Faber en fait partie, assurément. Dans sa lettre aux salariés, il les enjoint à poursuivre leur action de « pionnier » et « le rêve collectif » d’une entreprise à mission.

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